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Avant d'aller plus loin, il convient de dissiper un malentendu qui règne encore, dans certains milieux occidentaux, à l'égard du soufisme. Certains orientalistes, faute de pouvoir vivre l'expérience soufi de l'intérieur, ne l'appréciant qu'à travers ses expressions écrites et aussi, il faut le dire, animés parfois d'idées préconçues, voulurent à toute force voir dans le soufisme un phénomène extérieur à l'Islam proprement dit, incarnant une dimension mystique dont ce dernier aurait été dépourvu.
Or, non seulement les tourouq dont je viens de parler (voir la 1ère partie) ne se situent pas "en dehors" de l'Islam, mais elles en représentent, bien au contraire, la sève intérieure et la dimension spirituelle. Il serait tout à fait faux de les croire en rupture avec la loi islamique et la Révélation Coranique dans son ensemble. En fait, c'est dans cette Loi et dans cette Révélation puisent leur inspiration, liée à un constant effort d'approfondissement et d'intériorisation. Au sein de ces tourouq, on respecte comme ailleurs - et quelquefois plus qu'ailleurs - les commandements de la sharia, mais en les percevant en même temps à une autre hauteur, pourrait-on dire, celle de leur dimension spirituelle. Ainsi, l'ablution rituelle (wudhu) à laquelle tout musulman doit procéder pour pouvoir accomplir valablement la prière canonique sera-t-elle considérée comme la première phase, sur le plan extérieur, de la purification intérieure qui est nécessaire pour se rapprocher de DIEU. L'une n'exclut pas l'autre. Il s'agit d'une même réalité vécue sur différents niveaux.
De même, le pèlerinage à la Mecque symbolisera le cheminement intérieur vers DIEU, centre suprême vers lequel doit converger tout notre être, et aidera à cet accomplissement. L'interdiction de la thésaurisation sera comprise comme liée à une attitude de dépouillement intérieur et de "non attachement". Quant à la parole majeure de l'Islam : Lâ ilâha ill' Allâh (il n'y a de dieu que DIEU" ou "point de divinité, si ce n'est DIEU") elle sera inlassablement vécue et méditée non seulement comme négation de toute divinité extérieure autre que DIEU, mais aussi comme négation et dissolution de toutes ces divinités intérieures auxquelles nous nous accrochons et que nous adorons sans nous en rendre compte, à commencer par notre propre "moi".
En réalité, depuis les premiers siècles de l'Islam jusqu'à nos jours, l'enseignement des grands maîtres soufi fut constamment et intimement lié à la méditation des versets coraniques, et des hadith du prophète. Quant aux préceptes de la sharia, ils les observèrent généralement avec une minutie et un scrupule dont peu d'hommes sont capables.(1)
Il est vrai que, dans certaines tourouq, on a vu apparaître un abandon progressif des pratiques de base de l'Islam au bénéfice de la seule appartenance à la tariqa, appartenance considérée comme suffisante pour assurer les bénéfices spirituels que l'on en attend. Mais il s'agit là d'une dégradation apparue avec le temps et liée, le plus souvent, à une méconnaissance des enseignements réels des maîtres fondateurs, quand ce n'est pas à une certaine ignorance de l'Islam lui-même. Il est hors de doute qu'un tel phénomène existe en Afrique; les évènements rapportés dans cet ouvrage en sont une illustration.
On trouve également, au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient, des sectes ou congrégations appelées "extrémistes" et qui, elles ont rompu volontairement - et non seulement par ignorance ou par paresse - avec les données de la sharia, sortant ainsi du giron de l'islam. Mais elles constituent une exception et non la règle.
Par ailleurs, certains orientalistes ont avancé la thèse que le tasawwuf étant étranger par nature à la vocation de l'Islam, il était né de la seule influence d'autres courants religieux existants, en particulier le christianisme et le judaïsme. C'est, là encore, méconnaître les racines purement coraniques de tout l'enseignement soufi et l'incessante méditation des hadith et des versets dont il est nourri.
Certes, à première vue, le soufisme peut paraître différent de l'Islam tel qu'il est couramment vécu ou compris par la masse.
Mais c'est là, nous nous en sommes déjà expliqué, une différence de niveau et non de nature. Cette pluralité des niveaux de compréhension ou des axes de recherche à l'intérieur de l'islam témoigne, précisément, de sa richesse et de sa vitalité. Le raisonnement qui consiste à expliquer cette diversité par la seule influence de courants extérieurs est, à la vérité, un peu simpliste, et peut-être pas toujours exempt de paternalisme.
Que des échanges extrêmement riches aient lieu, à partir d'une certaine époque, entre les musulmans et d'autres cultures religieuses et philosophiques, nul ne sauraient le nier. Le Coran lui-même, qui fourmille de récits concernant les autres prophètes, suscite un tel esprit de recherche, sans parler des hadith du prophète : "Allez chercher la science, fût-ce jusqu'en Chine."
Mais plutôt que de parler d'influence, je préfère, pour ma part, utiliser le mot rencontre, qui me paraît beaucoup plus exact.
Que de grands esprits, parvenus à un très haut niveau spirituel, se soient reconnus dans les expériences et les expressions de leurs homologues d'autres traditions religieuses, quoi d'étonnant puisqu'il n'y a qu'une Vérité et que le but ultime est le même pour tous les hommes, par-delà la gangue des mots et des étiquettes humaines ? Ce serait faire offense à ces grands spirituels que de ne pas faire confiance à l'authenticité de leur expérience religieuse propre et d'y voir en tout le résultat d'une "influence"; mais on peut comprendre que certains d'entre eux, découvrant ailleurs une expérience de même nature que la leur ou s'en approchant, en aient éprouvé à la fois joie et enrichissement. Selon les temps, le phénomène semble d'ailleurs avoir joué dans les deux sens.
La similitude du langage peut également créer une confusion. Tierno Bokar (voir vie et enseignement de Tierno Bokar), par exemple n'avait pas lu les Évangiles et ne connaissait de Jésus que ce qui est dit dans le Coran. Il ne lisait d'ailleurs pas le français. Pourtant, dans ses paroles, que de résonances "évangéliques" qui n'auront pas échappé au lecteur ! Par ailleurs, des chercheurs ont relevé, dans l’enseignement de certains grands soufi, des concordances étonnantes avec des enseignements du Tao ou du Zen dont, à l'évidence, ces grands maîtres n'avaient jamais eu connaissance. Il s'agit donc bien, non d'influences, mais de rencontres. Par-delà l'écran des mots et des images mentales, l'esprit se fraie, par l'expérience, un chemin vers la Vérité-Une, vers ce "Cercle de la Lumière sans couleur" dont il est parlé dans la Perle de la perfection.
Mais revenons aux différentes confréries. Celles-ci pourraient être comparées, d'une certaine manière, aux ordres monastiques qui existent à l'intérieur de la chrétienté, à cette différence près qu'il s'agit ici d'ordres laïcs, les "frères" des tourouq étant généralement mariés et participant à la vie de ce monde. La zaouïa est lieu de rencontre souvent quotidien mais non permanent, sauf pour certaines périodes de retraite spirituelle (khalwa) vécues sous la direction d'un maître, période à l'issue desquelles l'adepte retourne dans sa famille. On ne saurait donc parler d'une vie monastique à proprement parler.
Le chercheur qui aborde pour la première fois l'étude du soufisme peut se trouver déconcerté par le nombre des différentes branches existantes. Rappelons que ces branches, pour la plupart, ne sont que des ramifications issues d'un tronc commun et qu'elles ne diffèrent bien souvent que par leur nom.
Il arrive en effet que, dans la lignée d'une tariqa, apparaisse un maître spirituel hors du commun, un Pôle (qûtb), qui lui donne une nouvelle impulsion et introduit parfois une innovation dans ses exercices spirituels. Les disciples de ce maître donneront dorénavant son nom à leur tariqa, bien que celle-ci demeure une émanation de la tariqa originelle. Seul le nom changera. La plupart des tourouq sont, en quelque sorte, sorties les unes des autres, ce qui se comprend du fait de la continuité de la chaîne de transmission.
Prenons un exemple. Au sein de la Shadiliya apparut un jour un très grand maître spirituel, le Cheikh al-Darqawî. Tous ceux qui relevaient de son obédience prirent le nom de "Derqawî". Dans la branche des Derqawî apparut plus tard le Cheikh al-Alawî qui vécut en Algérie au début du XXème siècle (décédé en 1934). Il donna son nom aux zaouïas qui se réclament de lui (2), mais il s'agit toujours de la même lignée shadiliyenne.
Les " Hamallistes " (nom donné, je le rappelle, par l' Administration française mais conservé par les adeptes), ne sont, en fait, que des Tidjani; et ainsi de suite...
Il s'agit donc bien de branches se ramifiant à partir d'un tronc commun qui remonte, nous l'avons vu, jusqu'au Prophète lui-même. A quelques détails près, la doctrine enseignée est partout la même, puisque essentiellement fondée sur la méditation du Coran et des hadith du prophète, sur l'enseignement des fondateurs, puis sur celui des grands " maîtres à penser " du soufisme : Ibn el-Arabi, Ghazali, etc.
L'objectif est toujours le même : dans le respect de la sharia (loi révélée), entreprendre l’itinéraire spirituel (tariqa) qui mène à l'union à DIEU par la mort à soi-même, en passant par des stades successifs et graduels de dépouillement intérieur et de purification de l'âme (nafs). Les différences entre les tourouq ne portent que sur certaines modalités de détail de la méthode proposée.
Venons-en donc à la méthode. Outre l'étude des enseignements des maîtres, elles est essentiellement fondée sur la répétition de prières ou formules constituant le Wird (ou chapelet) propre à chaque tariqa.
Là aussi, on retrouve un fond commun à toutes les confréries. Le Wird comporte en effet toujours, pour commencer, une demande de pardon à DIEU, ce qui correspond au niveau individuel; puis une prière de salutation sur le prophète, ce qui correspond au niveau de l'Homme universel; enfin le dhikr, ou mention répétitive de la formule Lâ ilâha ill'Allâh (point de dieu, si ce n'est DIEU), ce qui correspond au niveau Divin. S'y ajoute le dhikr du grand nom de DIEU Allâh ou de certains de ses autres noms ou attributs, tous tirés du Coran. A cette base commune peuvent se surajouter d'autres oraisons ou formules particulières propres à chaque tariqa.
Bien entendu, ces pratiques n'ont pas pour objet de supprimer ou de remplacer les pratiques de base de l'islam que sont les cinq prières canoniques, le jeûne, l'aumône et le pèlerinage à la Mecque. Elles ne font que se superposer à elles. Il s'agit d'un effort spirituel supplémentaire entrepris à titre personnel pour intensifier et approfondir sa vie religieuse et non pour l'annuler, ce qui n'aurait pas de sens. Les rites de base de l'islam ont été révélés par DIEU et ne sauraient être abrogés par qui que ce soit. Ou alors, il ne s'agit plus d'Islam à proprement parler et il convient de le reconnaître clairement.
La pratique du dhikr répond à une injonction Divine plusieurs fois répétée dans le Coran, sous différentes formes : " Invoque le nom de ton Seigneur et consacre-toi à Lui avec une parfaite dévotion" (LXXIII, 8); "Dis : DIEU (Allâh) et laisse-les (les hommes) à leurs jeux vains" (VI, 91); " Souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous" (II, 152), verset que l'on peut également traduire : " Mentionnez-moi, et je vous mentionnerai."
Le mot dhikr est lourd de sens. Il signifie à la fois mention, souvenir, commémoration, rappel. Il peut donc s'entendre soit au sens extérieur consistant à mentionner à haute voix le nom de DIEU (ce sera le "dhikr de la langue"), soit au sens intérieur de commémoration en soi du nom et de la présence de DIEU jusqu'à ce que le dhikr prenne possession de l'être tout entier (ce sera le "dhikr du coeur"). Dans l'étape ultime, le "soufi se trouvera immergé dans la "Présence sans dualité" (ce sera le "dhikr de l'intime", en rapport avec l'état d'Ihsân parfait).
Dans les tourouq, le dhikr est à la fois individuel et collectif. En plus de la récitation quotidienne solitaire, les frères se réunissent régulièrement pour les séances de dhikr collectif. C'est à l'occasion de ces séances collectives que l'on observe des différences entre les tourouq. Dans certaines-notamment chez les Derqawî et certaines confréries d'Orient- le dhikr collectif est accompagné d'une sorte de danse, ample mouvement rythmique du corps d'avant en arrière, en rapport avec un contrôle du souffle; dans d'autres, c'est la tête qui bouge (en avant et sur les côtés) avec visualisation du souffle en certains points du corps, notamment lors du dhikr de Lâ ilâha ill'Allâh, en rapport avec le symbolisme des différentes syllabes. Ailleurs, au contraire, notamment chez les Tidjani, on s'efforcera à l'immobilité (bien que le mouvement de la tête y soit également connu). La prière Perle de la perfection, en particulier, devra être récitée dans un état d'immobilité totale qu'il ne faut rompre à aucun prix. Signalons encore la danse giratoire (sama) particulière aux Mewlevi, disciples de Jalal ed-Dîn Roumi.
Comme on le voit, il s'agit surtout de différences extérieures qui correspond à des tempéraments différents et, parfois, à des héritages culturels différents. Le fond étant pratiquement toujours le même, les musulmans ont ainsi toute chance de trouver, à l'intérieur de l'Islam, la tariqa qui correspond le mieux à leurs affinités ou à leur type de famille spirituelle.
à suivre...
source : Vie et enseignement de Tierno Bokar (Amadou Hampaté Bâ)
1. Un symbole très courant dans l'enseignement soufi fera mieux comprendre la position des tourouq. L'Islam, avec ses trois niveaux fondamentaux, est symbolisé par un cercle, ses rayons et son centre. La circonférence représente la sharia, la loi extérieure. Les différents rayons sont les tourouq, qui sont autant de voie pour se rapprocher du centre mais qui, toutes, prennent appui sur la circonférence sans jamais se séparer d'elle. Le centre lui-même est la haqiqa, la Vérité-Une, la Réalité essentielle, but ultime de toute voie spirituelle authentique. On peut remarquer que plus les rayons se rapprochent du centre, et plus ils sont proches les uns des autres. Les rares élus qui parviennent au centre tiennent, pour ce qui rapporte à l’essentiel un même langage, celui de l'Unité et de l'Amour.
2. cf. Martin Lings. Un saint musulman du vingtième siècle : le Cheikh Ahmad al-Alawî, Paris, Editions traditionnelles, 1973.
De même, le pèlerinage à la Mecque symbolisera le cheminement intérieur vers DIEU, centre suprême vers lequel doit converger tout notre être, et aidera à cet accomplissement. L'interdiction de la thésaurisation sera comprise comme liée à une attitude de dépouillement intérieur et de "non attachement". Quant à la parole majeure de l'Islam : Lâ ilâha ill' Allâh (il n'y a de dieu que DIEU" ou "point de divinité, si ce n'est DIEU") elle sera inlassablement vécue et méditée non seulement comme négation de toute divinité extérieure autre que DIEU, mais aussi comme négation et dissolution de toutes ces divinités intérieures auxquelles nous nous accrochons et que nous adorons sans nous en rendre compte, à commencer par notre propre "moi".
En réalité, depuis les premiers siècles de l'Islam jusqu'à nos jours, l'enseignement des grands maîtres soufi fut constamment et intimement lié à la méditation des versets coraniques, et des hadith du prophète. Quant aux préceptes de la sharia, ils les observèrent généralement avec une minutie et un scrupule dont peu d'hommes sont capables.(1)
Il est vrai que, dans certaines tourouq, on a vu apparaître un abandon progressif des pratiques de base de l'Islam au bénéfice de la seule appartenance à la tariqa, appartenance considérée comme suffisante pour assurer les bénéfices spirituels que l'on en attend. Mais il s'agit là d'une dégradation apparue avec le temps et liée, le plus souvent, à une méconnaissance des enseignements réels des maîtres fondateurs, quand ce n'est pas à une certaine ignorance de l'Islam lui-même. Il est hors de doute qu'un tel phénomène existe en Afrique; les évènements rapportés dans cet ouvrage en sont une illustration.
On trouve également, au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient, des sectes ou congrégations appelées "extrémistes" et qui, elles ont rompu volontairement - et non seulement par ignorance ou par paresse - avec les données de la sharia, sortant ainsi du giron de l'islam. Mais elles constituent une exception et non la règle.
Par ailleurs, certains orientalistes ont avancé la thèse que le tasawwuf étant étranger par nature à la vocation de l'Islam, il était né de la seule influence d'autres courants religieux existants, en particulier le christianisme et le judaïsme. C'est, là encore, méconnaître les racines purement coraniques de tout l'enseignement soufi et l'incessante méditation des hadith et des versets dont il est nourri.
Certes, à première vue, le soufisme peut paraître différent de l'Islam tel qu'il est couramment vécu ou compris par la masse.
Mais c'est là, nous nous en sommes déjà expliqué, une différence de niveau et non de nature. Cette pluralité des niveaux de compréhension ou des axes de recherche à l'intérieur de l'islam témoigne, précisément, de sa richesse et de sa vitalité. Le raisonnement qui consiste à expliquer cette diversité par la seule influence de courants extérieurs est, à la vérité, un peu simpliste, et peut-être pas toujours exempt de paternalisme.
Que des échanges extrêmement riches aient lieu, à partir d'une certaine époque, entre les musulmans et d'autres cultures religieuses et philosophiques, nul ne sauraient le nier. Le Coran lui-même, qui fourmille de récits concernant les autres prophètes, suscite un tel esprit de recherche, sans parler des hadith du prophète : "Allez chercher la science, fût-ce jusqu'en Chine."
Mais plutôt que de parler d'influence, je préfère, pour ma part, utiliser le mot rencontre, qui me paraît beaucoup plus exact.
Que de grands esprits, parvenus à un très haut niveau spirituel, se soient reconnus dans les expériences et les expressions de leurs homologues d'autres traditions religieuses, quoi d'étonnant puisqu'il n'y a qu'une Vérité et que le but ultime est le même pour tous les hommes, par-delà la gangue des mots et des étiquettes humaines ? Ce serait faire offense à ces grands spirituels que de ne pas faire confiance à l'authenticité de leur expérience religieuse propre et d'y voir en tout le résultat d'une "influence"; mais on peut comprendre que certains d'entre eux, découvrant ailleurs une expérience de même nature que la leur ou s'en approchant, en aient éprouvé à la fois joie et enrichissement. Selon les temps, le phénomène semble d'ailleurs avoir joué dans les deux sens.
La similitude du langage peut également créer une confusion. Tierno Bokar (voir vie et enseignement de Tierno Bokar), par exemple n'avait pas lu les Évangiles et ne connaissait de Jésus que ce qui est dit dans le Coran. Il ne lisait d'ailleurs pas le français. Pourtant, dans ses paroles, que de résonances "évangéliques" qui n'auront pas échappé au lecteur ! Par ailleurs, des chercheurs ont relevé, dans l’enseignement de certains grands soufi, des concordances étonnantes avec des enseignements du Tao ou du Zen dont, à l'évidence, ces grands maîtres n'avaient jamais eu connaissance. Il s'agit donc bien, non d'influences, mais de rencontres. Par-delà l'écran des mots et des images mentales, l'esprit se fraie, par l'expérience, un chemin vers la Vérité-Une, vers ce "Cercle de la Lumière sans couleur" dont il est parlé dans la Perle de la perfection.
Mais revenons aux différentes confréries. Celles-ci pourraient être comparées, d'une certaine manière, aux ordres monastiques qui existent à l'intérieur de la chrétienté, à cette différence près qu'il s'agit ici d'ordres laïcs, les "frères" des tourouq étant généralement mariés et participant à la vie de ce monde. La zaouïa est lieu de rencontre souvent quotidien mais non permanent, sauf pour certaines périodes de retraite spirituelle (khalwa) vécues sous la direction d'un maître, période à l'issue desquelles l'adepte retourne dans sa famille. On ne saurait donc parler d'une vie monastique à proprement parler.
Le chercheur qui aborde pour la première fois l'étude du soufisme peut se trouver déconcerté par le nombre des différentes branches existantes. Rappelons que ces branches, pour la plupart, ne sont que des ramifications issues d'un tronc commun et qu'elles ne diffèrent bien souvent que par leur nom.
Il arrive en effet que, dans la lignée d'une tariqa, apparaisse un maître spirituel hors du commun, un Pôle (qûtb), qui lui donne une nouvelle impulsion et introduit parfois une innovation dans ses exercices spirituels. Les disciples de ce maître donneront dorénavant son nom à leur tariqa, bien que celle-ci demeure une émanation de la tariqa originelle. Seul le nom changera. La plupart des tourouq sont, en quelque sorte, sorties les unes des autres, ce qui se comprend du fait de la continuité de la chaîne de transmission.
Prenons un exemple. Au sein de la Shadiliya apparut un jour un très grand maître spirituel, le Cheikh al-Darqawî. Tous ceux qui relevaient de son obédience prirent le nom de "Derqawî". Dans la branche des Derqawî apparut plus tard le Cheikh al-Alawî qui vécut en Algérie au début du XXème siècle (décédé en 1934). Il donna son nom aux zaouïas qui se réclament de lui (2), mais il s'agit toujours de la même lignée shadiliyenne.
Les " Hamallistes " (nom donné, je le rappelle, par l' Administration française mais conservé par les adeptes), ne sont, en fait, que des Tidjani; et ainsi de suite...
Il s'agit donc bien de branches se ramifiant à partir d'un tronc commun qui remonte, nous l'avons vu, jusqu'au Prophète lui-même. A quelques détails près, la doctrine enseignée est partout la même, puisque essentiellement fondée sur la méditation du Coran et des hadith du prophète, sur l'enseignement des fondateurs, puis sur celui des grands " maîtres à penser " du soufisme : Ibn el-Arabi, Ghazali, etc.
L'objectif est toujours le même : dans le respect de la sharia (loi révélée), entreprendre l’itinéraire spirituel (tariqa) qui mène à l'union à DIEU par la mort à soi-même, en passant par des stades successifs et graduels de dépouillement intérieur et de purification de l'âme (nafs). Les différences entre les tourouq ne portent que sur certaines modalités de détail de la méthode proposée.
Venons-en donc à la méthode. Outre l'étude des enseignements des maîtres, elles est essentiellement fondée sur la répétition de prières ou formules constituant le Wird (ou chapelet) propre à chaque tariqa.
Là aussi, on retrouve un fond commun à toutes les confréries. Le Wird comporte en effet toujours, pour commencer, une demande de pardon à DIEU, ce qui correspond au niveau individuel; puis une prière de salutation sur le prophète, ce qui correspond au niveau de l'Homme universel; enfin le dhikr, ou mention répétitive de la formule Lâ ilâha ill'Allâh (point de dieu, si ce n'est DIEU), ce qui correspond au niveau Divin. S'y ajoute le dhikr du grand nom de DIEU Allâh ou de certains de ses autres noms ou attributs, tous tirés du Coran. A cette base commune peuvent se surajouter d'autres oraisons ou formules particulières propres à chaque tariqa.
Bien entendu, ces pratiques n'ont pas pour objet de supprimer ou de remplacer les pratiques de base de l'islam que sont les cinq prières canoniques, le jeûne, l'aumône et le pèlerinage à la Mecque. Elles ne font que se superposer à elles. Il s'agit d'un effort spirituel supplémentaire entrepris à titre personnel pour intensifier et approfondir sa vie religieuse et non pour l'annuler, ce qui n'aurait pas de sens. Les rites de base de l'islam ont été révélés par DIEU et ne sauraient être abrogés par qui que ce soit. Ou alors, il ne s'agit plus d'Islam à proprement parler et il convient de le reconnaître clairement.
La pratique du dhikr répond à une injonction Divine plusieurs fois répétée dans le Coran, sous différentes formes : " Invoque le nom de ton Seigneur et consacre-toi à Lui avec une parfaite dévotion" (LXXIII, 8); "Dis : DIEU (Allâh) et laisse-les (les hommes) à leurs jeux vains" (VI, 91); " Souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous" (II, 152), verset que l'on peut également traduire : " Mentionnez-moi, et je vous mentionnerai."
Le mot dhikr est lourd de sens. Il signifie à la fois mention, souvenir, commémoration, rappel. Il peut donc s'entendre soit au sens extérieur consistant à mentionner à haute voix le nom de DIEU (ce sera le "dhikr de la langue"), soit au sens intérieur de commémoration en soi du nom et de la présence de DIEU jusqu'à ce que le dhikr prenne possession de l'être tout entier (ce sera le "dhikr du coeur"). Dans l'étape ultime, le "soufi se trouvera immergé dans la "Présence sans dualité" (ce sera le "dhikr de l'intime", en rapport avec l'état d'Ihsân parfait).
Dans les tourouq, le dhikr est à la fois individuel et collectif. En plus de la récitation quotidienne solitaire, les frères se réunissent régulièrement pour les séances de dhikr collectif. C'est à l'occasion de ces séances collectives que l'on observe des différences entre les tourouq. Dans certaines-notamment chez les Derqawî et certaines confréries d'Orient- le dhikr collectif est accompagné d'une sorte de danse, ample mouvement rythmique du corps d'avant en arrière, en rapport avec un contrôle du souffle; dans d'autres, c'est la tête qui bouge (en avant et sur les côtés) avec visualisation du souffle en certains points du corps, notamment lors du dhikr de Lâ ilâha ill'Allâh, en rapport avec le symbolisme des différentes syllabes. Ailleurs, au contraire, notamment chez les Tidjani, on s'efforcera à l'immobilité (bien que le mouvement de la tête y soit également connu). La prière Perle de la perfection, en particulier, devra être récitée dans un état d'immobilité totale qu'il ne faut rompre à aucun prix. Signalons encore la danse giratoire (sama) particulière aux Mewlevi, disciples de Jalal ed-Dîn Roumi.
Comme on le voit, il s'agit surtout de différences extérieures qui correspond à des tempéraments différents et, parfois, à des héritages culturels différents. Le fond étant pratiquement toujours le même, les musulmans ont ainsi toute chance de trouver, à l'intérieur de l'Islam, la tariqa qui correspond le mieux à leurs affinités ou à leur type de famille spirituelle.
à suivre...
source : Vie et enseignement de Tierno Bokar (Amadou Hampaté Bâ)
1. Un symbole très courant dans l'enseignement soufi fera mieux comprendre la position des tourouq. L'Islam, avec ses trois niveaux fondamentaux, est symbolisé par un cercle, ses rayons et son centre. La circonférence représente la sharia, la loi extérieure. Les différents rayons sont les tourouq, qui sont autant de voie pour se rapprocher du centre mais qui, toutes, prennent appui sur la circonférence sans jamais se séparer d'elle. Le centre lui-même est la haqiqa, la Vérité-Une, la Réalité essentielle, but ultime de toute voie spirituelle authentique. On peut remarquer que plus les rayons se rapprochent du centre, et plus ils sont proches les uns des autres. Les rares élus qui parviennent au centre tiennent, pour ce qui rapporte à l’essentiel un même langage, celui de l'Unité et de l'Amour.
2. cf. Martin Lings. Un saint musulman du vingtième siècle : le Cheikh Ahmad al-Alawî, Paris, Editions traditionnelles, 1973.
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