lundi 25 février 2013

Soufisme et confréries (tourouq) en islam - Amadou Hampaté Bâ - 1ère partie

Je n'entends donc nullement faire ici un exposé exhaustif sur l'Islam ou sur le soufisme, mais il m'a paru nécessaire d'ajouter, pour le lecteur européen peu familiarisé avec ces notions, quelques précisions sur ce que sont, en Islam, les confréries, ou tourouq (voies), ces grands véhicules de ce que l'on a appelé le " Soufisme ".

Et d'abord, quelle est l'origine de ce terme ?

On s'accorde à le faire dériver du mot sûf (laine) en raison de la robe de laine grossière dont se vêtaient les premiers saints et ascètes de l'islam. Ces saints hommes, qui vivaient une vie de dépouillement et qui, se fondant sur les versets coraniques et les hadith du prophète, appelaient à l'amour passionné de DIEU, furent appelés des soufi (sûfi). Le terme tasawwuf (soufisme) désigne à la fois la voie soufi et l'état intérieur qui lui correspond.

Une autre étymologie fait dériver ce mot de la racine S-W-F, qui signifie "pureté". Selon cette étymologie, les soufis seraient "les purs", les héritiers des hanif (1)dont nous avons parlé précédemment.

Les IIème et IIIème siècles de l'Hégire, qui furent l'âge d'or du tasawwuf, virent éclore une floraison de grands soufi dont la vie et les propos furent à la fois transmis par la tradition orale et consignés dans de nombreux recueils. Ces grands saints (waly) (2), outre leur très haute réalisation spirituelle propre, furent les dépositaires d'un enseignement ésotérique et initiatique qui s'était transmis sans interruption jusqu'à eux et qui continua de l'être jusqu'à nos jours. Chaque chaîne de transmission (silsila) remonte jusqu'au prophète par l'intermédiaire de chaînons plus ou moins nombreux. Dans presque tous les cas, cette chaîne passe, au sommet, par Ali, cousin et gendre du prophète (quatrième khalifes de l'islam) et, dans quelques autres cas, par Abou Bakr (très proche compagnon du prophète et premier khalife de l'islam). Chaque Tariqa conserve précieusement la mémoire de sa chaîne, qui constitue son arbre généalogique spirituel.

Le VIème siècle de l'Hégire (XIIème siècle de l'ère chrétienne) vit le soufisme s'organiser. Les premiers grands ordres apparurent. Spontanément, des adeptes s'étaient regroupés autour d'un maître, qu'il s'agisse du maître fondateur lui-même ou de l'un de ses successeurs ou khalife (représentant, lieutenant). Le lieu de leurs réunions fut appelé zaouïa, c'est à dire l'endroit où l'on s'assemble pour étudier, recevoir l'enseignement et pratiquer le Wird, ensemble de prières et d'oraisons composant le chapelet propre à la Tariqa.

Parmi les plus connues de ces tourouq, je citerai, dans leur ordre d'apparition :

1. La Qadiriya, ou Qadriya, du nom de son fondateur Abd el-Qadir El-Jîlânî, né en perse en 472 de l'Hégire (1078 de l'ère chrétienne) et décédé en 561 (1166 J.C.) (3).

Saint d'une très grande envergure, qui a profondément marqué le soufisme et dont les enseignements sont encore très vivants aujourd'hui, Abd el-Qadir El-Jîlânî était l'aboutissement d'une chaîne de transmission qui passait par de très grands soufi, tels Ash-Shibli, le grand Al-Junayd, tous les saints Imams (descendants du Prophète par Ali et Fatima), Ali et, à travers ce  dernier, le Prophète lui-même. Par une autre branche se ramifiant à partir de l'Imam Jafar as-Sadîq, il était relié au célèbre saint Abû Yasid al-Bistani et, par une autre, à l'un des premiers soufi connus : Hasan al-Basri.

La Qadriya, dont le  centre est à Bagdad où se trouve le tombeau du saint, s'étant du Maroc jusqu'à l'Inde.

2. La Suhrawardiya, du nom de Omar Ben Abdallâh al-Suhrawardî (539-632 H. /1144-1234 J.C). Le poète persan Saadi fut de ses élèves. Cet ordre se répandit en Perse et en Inde et l'on retrouve son influence dans le Pakistan moderne.

3. La Shadiliya, qui doit son origine à un mystique et savant du Maghreb, Abû Hasan Ash-Shâdilî (593-656 H./ 1196-1258 J.-C.). Cet ordre eut un grand succès en Afrique du Nord, en Egypte et en Arabie. Les Derqawî du Maroc et de l’Algérie sont ses héritiers. Le Cheikh Esh-Shadilî était disciple du maître Ibn-Mashish, lui-même héritier d'une lignée spirituelle remontant au prophète par Abd el-Qadir el-Jîlânî et Ali.

4. Citons encore l'ordre des Mewlevi, fondé en Turquie par Jalal ad-dîn Roumi, dit "Mawlâna" (notre maître), qui mourut en 672 H./1273 J.-C. Jalal ed-dîn Roumi, maître spirituel incomparable et grand poète mystique tant en langue persane qu'en langue arabe, introduit la pratique systématique de la musique et de la danse sacrée dans les réunions soufi, notamment la danse giratoire, d'où le nom de "derviches tourneurs" donné à ses disciples. La chaîne spirituelle de Jalal ed-dîn Roumi remontait au prophète par l’intermédiaire d'Abou Bakr, premier khalife.

A la vérité, ces grands saints n'ont pas "fondé" les congrégations qui portent leur nom comme on fonderait aujourd'hui une association. Attirés par leur rayonnement spirituel, les hommes s'assemblèrent autour d'eux et c'est ainsi qu'apparurent spontanément les tourouq qui prirent peu à peu la forme que nous leur connaissons aujourd'hui. Parfois elles s'organisèrent du vivant du Maître, parfois du vivant de leurs successeurs.
Quoi qu'il en soit, ce qui compte, ce n'est pas tant l'existence extérieure et organisée d'une tariqa que la permanence de la "chaîne", c'est à dire la transmission ininterrompue de la vertu spirituelle héritée du Maître et, à travers lui, du Prophète lui-même.

5. La Tidjaniya fut l'un des derniers ordres apparus puisqu'elle prend sa source en Cheikh Ahmed Tidjani qui naquit en 1150 H./1737 J.-C. à Aïn-Mahdi en Algérie. Il mourut en 1230 H./1815 J.-C. à Fès, au Maroc, où se trouve son tombeau.
Comme il a été dit précédemment, Cheikh Ahmed Tidjani, en plus de l'inspiration personnelle qu'il reçut directement du Prophète, était également l'héritier des tourouq les plus importantes de son temps : Qadriya, Shadiliya, etc.
Son enseignement, outre l'enseignement de base commun à tout le soufisme, se caractérisait par une grande tolérance (" DIEU aime aussi l'infidèle...") et une ouverture d'esprit qui, à son époque, ne furent pas toujours comprises.
à suivre...
source: Vie et enseignement de Tierno Bokar (Amadou Hampaté Bâ)




1. Hanif (les purs): nom donné à certains hommes de DIEU qui vivaient dans le désert avant l'apparition historique de l'Islam et qui s'adonnaient à l'adoration du DIEU unique. Les hanif sont censés avoir toujours existé. Abraham est considéré, en islam, comme le plus grand des hanif. La Hanifiya est donc la voie de la Religion pure, éternelle, la voie de l'adoration de DIEU pour Lui-même.

2. Waly: littéralement "ami"  de DIEU, "proche" de DIEU, "protégé" de DIEU. Le terme comporte à la fois l'idée d'amour, de proximité et de sécurité. La walaya est le nom de l'état correspondant. Faute de termes en français, on traduit généralement par "saint" et "sainteté".

3. Dans la suite du texte, pour simplifier, les dates de l'ère hégirienne seront symbolisées par la lettre H et les dates de l'ère chrétienne par les lettres J-C.