samedi 14 décembre 2013

LA MORT DE RÛMI (Eva de Vitray-Meyerovitch)

" La nuit des noces..." (sheb-el-arus): c'est le 17 décembre qu'il s'agit, en Turquie chacun le sait; le jour où l'on commémore le départ pour la vie éternelle de celui qui, durant toute son existence terrestre, avait aspiré à la suprême rencontre. Lors de sa dernière maladie, à un ami venu lui souhaiter une prompte guérison, Rûmi répondit:

"Quand entre l'Amant et l'Aimé il n'y a plus qu'une chemise de crin, ne voulez-vous pas que la lumière s'unisse à la lumière ?"

Et il récita :
Pourquoi serais-je affligé, puisque chaque parcelle de mon être est épanoui ?
Pourquoi ne sortirais-je pas de ce puits ? N'ai-je pas une corde solide ?
J'ai construit un pigeonnier pour les pigeons des âmes.
Ô oiseau de mon âme ! Envole-toi, car je possède cent tours fortifiées.
(Aflâki, op. cit., II, p. 89.)

N'avait-il pas, jadis, mis en garde ceux qui seraient tenté de se livrer aux regrets :
Quand au jour de ma mort on portera ma bière,
Ne pense pas que mon cœur soit resté en ce monde.
Ne pleure pas sur moi, ne dis pas : "Malheur, malheur !"
Tu tomberais dans le piège du démon : cela, c'est le malheur.
En voyant mon cadavre, ne t'écrie pas : "Parti, parti !"
L'union et la rencontre seront miennes à présent.
Si tu me confies à la tombe, ne dis pas : "Adieu, adieu !"
Car la tombe nous voile l'union du Paradis.
Tu as vu le déclin; découvre l'élévation.
A la lune, au soleil, le coucher causerait-il du tort ?
A toi, cela paraît un coucher : en réalité, c'est une aurore.
La tombe te semble une prison ? C'est la libération de l'âme.
Quelle graine semée en terre qui n'ait un jour germé ?
Pourquoi douter ? L'homme, lui aussi, c'est une graine enterrée.
Quel seau descendit vide sans remonter rempli ?
L'esprit est comme Joseph : se plaindrait-il du puits ?
Garde ici bouche close pour l'ouvrir dans l'ailleurs
Et que par-delà l'espace sonne ton chant de victoire.
(Odes mystiques, 911)

Lorsque se fut levée ce que Rûmi avait appelé l'aube de la mort (Mathnawî, IV, 3628 s.), tous les habitants de Konya, sans distinction de croyances, prirent le deuil.
Aflâki décrit ainsi les funérailles :

" Après qu'on eut apporté dehors le corps sur un brancard, la totalité des grands et du peuple  se découvrit la tête; les femmes, les hommes, les enfants étaient présents. Il s'éleva un tel tumulte qu'il ressemblait à celui de la grande Résurrection. Tous pleuraient, et la plupart des hommes marchaient, poussant des cris, déchirant leurs vêtements, le corps dénudé. Les membres des différentes communautés et nations étaient présents, chrétiens, juifs, grecs, arabes, turcs, etc. Ils marchaient devant, chacun tenant haut leur Livre sacré. Conformément à leurs coutumes, ils lisaient des versets des Psaumes, du Pentateuque et de l’Évangile, et poussaient des gémissements de funérailles; les musulmans ne pouvaient pas les repousser à coups de bâtons ou de plat de sabre. Il se leva un tumulte immense, dont la nouvelle parvint au grand Sultan et au Pervané, son ministre; on fit  venir les chefs des moines et des prêtres et on leur demanda quel rapport cet événement pouvait avoir avec eux, puisque ce souverain de la religion était le directeur et l'imam obéi des musulmans. Ils répondirent: "En le voyant, nous avons compris la vraie nature de Jésus, de Moïse et de tous les Prophètes; nous avons trouvé en lui la même conduite que celle des prophètes parfaits, telle que nous l'avons  lue dans nos Livres. Si vous autres musulmans vous dites que Notre Maître est le Mohammed de son époque, nous le reconnaissons de même pour le Moïse et le Jésus de notre temps; de même que vous êtes ses amis sincères, nous aussi, nous sommes, mille fois plus, ses serviteurs et ses disciples. C'est ainsi qu'il a dit:
- Soixante-douze sectes entendront de nous leur propre mystère. Nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s'accorde avec deux cents religions.
- Notre Maître est le soleil des vérités, qui a brillé sur les mortels et leur a accordé Ses faveurs; tout le monde aime le soleil, qui illumine les demeures de tous".
" Un autre prêtre grec dit: "Notre Maître, c'est comme le pain qui est indispensable à tout le monde. A-t-on jamais vu un affamé s'enfuir loin du pain ? Et vous, que savez-vous qu'il était ?" Tous les grands se turent. Cependant, d'un autre côté, les lecteurs du Coran à la douce prononciation lisaient des versets merveilleux; il s'élevait un tumulte lugubre et douloureux; les muezzins à la voix agréable appelaient à la prière de la Résurrection; vingt troupes de chanteurs excellents récitaient les chants funèbres que notre Maître avait lui-même composés auparavant" (Aflâkî, op. cit., II, p. 97).
Depuis lors, l'anniversaire de la mort de Mawlânâ donne lieu à Konya à des cérémonies solennelles et l'on célèbre le samâ, l'oratorio spirituel, en souvenir de celui qui avait dit lui-même :

Le Roi de la pensée sans trouble
En dansant s'en est allé
Vers l'autre pays,
Le pays de la Lumière.

Rûmi avait dit : " Si tu nous cherches, cherche-nous dans la joie, car nous sommes les habitants du royaume de la joie." Aussi la mort elle-même doit-elle être un motif de se réjouir :
" Un jour, au service du Maître, une personne dit:
"Tous les prophètes et les êtres privilégiés ont tremblé devant l’effroi de la mort et de ses tourments." Le Maître répliqua : " Dieu nous garde de leur sentiment ! Est-ce que les hommes savent ce qu'est la mort ? La mort, pour les mystiques, c'est la vue de la Vérité suprême:
comment fuiraient-ils devant cette vue ?" (Aflâki, op. cit., I, p. 242.)

"... Les récitants du Livre sacré qui marchent en tête des obsèques témoignent que la mort a été, à la fin, vrai croyant, musulman et mystique; et aussi que l'esprit humain, qui pendant des années avait été emprisonné dans le geôle du monde et les oubliettes de la nature, qui avait été captif dans le coffre du corps, a été délivré soudainement par la grâce de Dieu et est parvenu à son centre primitif. N'est-ce pas un motif de réjouissance, de concerts et de remerciements ? En manifestant ainsi sa joie, il désire revenir auprès du Seigneur glorieux, et cela incite aussi les autres à jouer leur vie audacieusement; car si, dans les apparences extérieures, on délivre quelqu'un de la prison et on le couvre d'honneurs, sans aucun doute ce sera le motif de milliers de reconnaissances et de joies ? En réalité, la mort de nos amis est selon ce qui a été dit :

Lorsqu'ils ont brisé leurs liens, ce fut un moment de joie.
Ils se sont élancés vers le jet d'eau du bonheur; ils ont rejeté la cangue et ses chaînes.
L'âme royale s'est élancée hors de sa prison : pourquoi nous lamenter ?"
                                                                                                                      (Aflâki, op. cit., I, p. 213)

Debout, amis, partons. Il est temps de quitter ce monde.
Le tambour résonne du ciel, voici qu'il nous appelle.
Vois: le chamelier s'est levé, il a préparé la caravane
Et veut s'en aller. Ô voyageurs, pourquoi dormir ?
Devant nous, derrière nous, s'élèvent le tintement des clochettes, le tumulte du départ.
A chaque instant, une âme, un esprit s'envole, là où il n'est plus de lieu.
De ces lumières stellaires, de ces voûtes bleues du ciel,
Sont apparues des figures mystérieuses, qui révèlent des choses secrètes.
Un lourd sommeil est tombé sur toi des sphères tournoyantes.
Prends garde à cette vie si  légère, méfie-toi de ce sommeil si lourd.
Âme, cherche le Bien-Aimé, ami, cherche l'Ami.
Ô veilleur, sois sur tes gardes : il ne sied pas au veilleur de dormir.
(Diwân-e Shams-e Tabrîzî, trad. inédite.)

Notre mort, c'est nos noces avec l'éternité.
Quel est son secret ? " Dieu est Un."
Le soleil se divise en passant par les ouvertures de la maison;
Quand ces ouvertures sont fermées, la multiplicité disparaît.
Cette multiplicité existe dans les grappes :
Elle ne se trouve plus dans le suc qui sourd du raison.
Pour celui qui est vivant dans la Lumière de Dieu,
La mort de cette âme charnelle est un bienfait.
A son sujet, ne dis ni mal ni bien,
Attache tes regards sur Dieu et ne parle pas de ce qui est invisible.
Afin que dans  ton regard il mette un autre regard.
C'est la vision des yeux corporels qui constitue cette vision
Pour laquelle n'existe aucune chose invisible et secrète.
Mais quand le regard est tourné vers la Lumière de Dieu,
Sous une telle Lumière, quelle chose pourrait demeurer cachée ?
Bien que toutes les lumières émanent de la Lumière Divine,
Ne nomme pas toutes ces lumières "Lumière de Dieu";
C'est la Lumière éternelle qui est la Lumière de Dieu;
La lumière éphémère est l'attribut du corps et de la chair.
(...) Ô Dieu qui conférés le don de la vision !
L'oiseau de la vision s'envole vers Toi avec les ailes du désir...
(odes mystiques, 833.) 

Source: Rûmi et le soufisme (Eva de Vitray Meyerovitch)