dimanche 17 janvier 2016

De la Béatitude miséricordieuse (ar-rahmâniyah) - Abd Al-Karîm Al-Jîlî

Dans la Béatitude miséricordieuse (ar-rahmâniyah) se manifestent les réalités Divines (al-haqâïq) des Noms et des Qualités; elle tient pour ainsi dire le milieu entre ce qui se rapporte exclusivement à l'Essence Divine, comme les Noms de l'Essence, et ce qui a une face tournée vers les créatures, le Connaissant, le Puissant, l'Entendant, ou d'autres connexions avec les réalités de l'existence. Par conséquent, le terme ar-rahmâniyah synthétise toutes les dignités Divines à l'exclusion des ordres créés, en sorte qu'il a un sens plus " exclusif " que celui d'al-ulûhiday, en raison de l'exclusivité Divine elle-même, car la " Qualité de Divinité " comprend aussi bien les principes Divins que les conditions créaturielles. Le rapport entre la " Qualité de Divinité " et la Béatitude-Miséricorde est donc analogue à celui qui existe entre le général et le particulier. A ce point de vue la Béatitude-Miséricordieuse est plus noble que la " Qualité de Divinité ", puisqu'elle désigne la manifestation de l'Essence dans les ordres supérieurs, et Sa pureté hors d'atteinte des ordres inférieurs. Elle est même, parmi les affirmations de l'Essence, la seule qui concerne spécialement les dignités supérieures sous l'aspect de la non-séparativité.

Ainsi, le rapport hiérarchique entre la Béatitude-Miséricorde et la " Qualité de Divinité " est comparable à celui qui existe entre le sucre et la canne à sucre elle-même : le sucre tient le rang suprême parmi tout ce qu'on trouve dans la canne, mais la canne contient aussi bien le sucre que d'autres choses. Or, si tu affirmes la supériorité du sucre sur la canne, cela correspond à ce que tu préconises la supériorité de la Béatitude-Miséricorde sur la " Qualité de Divinité ", mais si tu affirmes au contraire la supériorité de la canne, considérant qu'elle englobe le sucre et autre chose chose encore, c'est comme si tu affirmais la supériorité de la " Qualité de Divinité " sur la Béatitude-Miséricorde.

Le Nom qui se manifeste dans la dignité de cette Béatitude est ar-rahmân (le Clément); il résume les Noms de l'Essence et les sept Qualités de la Personne, qui sont : la Vie, la Connaissance, la Puissance, la Volonté, la Parole, l'Ouïe et la Vue. Quant aux Noms de l'Essence, il s'agit de Noms tels que l'Unité, l'Unicité, la Sainteté et ceux qui leur ressemblent. Et tout ceci ne revient qu'à l'Essence dont l'Être est nécessaire; exalté soit la Sainteté du Roi adoré !

On  désigne cette Dignité (de ar-rahmâniyah) par ce Nom à cause de la miséricorde (ar-rahmah) qui enveloppe tout ordre Divin ou créé, car c'est par l'apparition du Nom ar-rahmân dans les Dignités Divines que furent manifestés les ordres créés. La miséricorde universelle découle de la présence du Clément (ar-rahmân).

La première miséricorde que Dieu eut pour les existences fut la manifestation du monde de Lui-même. Car Il dit : " Et Il vous assujettit ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre, tout vient de Lui" (Coran, XLV, 12; 13). Pour cette raison Il se manifeste dans les existences révélant Sa Perfection en toute parcelle singulière du monde, sans qu'Il Se multiplie par la multiplicité de Ses lieux de manifestation; car Il reste unique dans tous ces lieux de manifestation, et Un selon ce qu'exige Sa noble Essence en Elle-même.

C'est à cette apparition de Dieu dans toutes les moindres particules de l'existence que les initiés font allusion en parlant de l'Être pénétrant (al-wujûd as-sârî) toutes les existences. Le secret de cette pénétration consiste en ce qu'Il créa le monde de Lui-même; or, comme Il n'est point divisible, toute chose du monde est pour ainsi dire entièrement Lui-même. Quant au nom de créature, il ne revient aux choses que comme un prêt; ce n'est pas, comme l'admettent certains, que les Qualités Divines soient prêtées au serviteur; ce qui est prêté aux choses n'est que leur condition de créature, car leur origine est l'Être principiel.

Dieu (al-haqq) prête donc Ses réalités essentielles (haqâïq) le nom de créature afin que se manifestent les secrets de la " Qualité de Divinité " (al-ulûhiyah) et ses possibilités de contraste. Ainsi Dieu (al-haqq) est, à ce point de vue, la hylé du monde. Car Dieu dit : " Nous n'avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre ces deux que par la Vérité (al-haqq)" (Coran, XV, 85 et XLVI, 2; 3).

Le monde est comparable à de la glace, et al-haqq à l'eau qui est l'origine de cette glace. Or, le nom de "glace" n'est que prêté à cette coagulation, et c'est le nom d'eau qui lui revient selon sa réalité essentielle (haqîqah).

D'ailleurs, je fis allusion à cela dans mon ode (qaçîdah) appelée " Les Éclairs du Mystère dans les Singularités essentielles", - une qacîdah sublime, dont le temps ne retracera pas la riche broderie de vérités et que cette époque ne comprendra pas. Quant à l'allusion dont je viens de parler, elle se trouve dans le passage suivant :
En parabole, la création est pareille à de la glace,
Et c'est Toi qui en es l'eau jaillissante.
La glace n'est, si nous la réalisons, autre que son eau,
Et n'est en cette condition que par des lois contingentes.
Mais la glace se fondra et sa condition se dissoudra,
La condition liquide s'établira, de fait.
Les contrastes s'unifient dans une seule beauté.
C'est en elle qu'ils s'anéantissent et c'est d'eux qu'elle [rayonne.
La Béatitude-Miséricorde (ar-rahmâniyah) est l'affirmation Divine la plus grande et la révélation la plus parfaite et la plus synthétique, et pour cette raison la Seigneurie (ar-rabûbiyah) et son Trône ('arsh), la Royauté (al-malikiyah) son Piédestal (kursî), la Grandeur (al-'azamah) sa Tenture (rafraf), la Puissance (al-qudrah) sa Cloche (jaras), et la Contrainte (al-qahr) son Retentissement (çalçalah).
C'est le nom ar-rahmân qui apparaît en elle avec tout ce que comporte la Plénitude Divine (al-kamâl), parce qu'il domine et pénètre les existences et que son principe les régit; et c'est là [la signification de l'expression coranique] " le Clément (ar-rahmân) s'assit sur le Trône", car toute chose existante dans laquelle l'Essence Divine est présente en mode dominant, est le trône de tel aspect de l'Essence Divine, aspect qui se manifeste plus particulièrement en elle. Quant à la domination du Clément, on entend par là l'acte de Dieu de s'établir en Maître des choses par Sa Puissance, Sa Science, par Sa faculté d'embrasser les existences tout en étant présent en elles, à la manière de celui qui s'assied sur un trône, et cela d'une manière transcendante, sans qu'il ait localisation (hulûl) de Dieu, ni contact avec les choses; et comment la localisation et le contact seraient-ils possibles, vu qu'Il est [essentiellement] les existences elles-mêmes ? Ce mode de la Présence Divine dans les existences se rattache à Son Nom ar-rahmân, parce qu'Il est miséricordieux pour le créé en Se manifestant en celui-ci en manifestant le créé en Lui-même; car les deux choses sont vraies. Sache que si l'imagination façonne une forme quelconque dans le mental, cette forme imaginaire est créée; or, en toute créature le Créateur est présent; d'autre part, cette imagination est en toi, en sorte que tu es, par rapport à elle, comme Dieu (al-haqq). Le façonnement des formes [mentales] revient nécessairement à toi, mais en Dieu, et Dieu (al-haqq) y est présent.

Dans ce chapitre je viens de faire allusion à un secret d'une portée immense, par lequel on peut connaître beaucoup de mystères Divins, comme par exemple le mystère de la prédestination et celui de la Science Divine, qui est une Science unique embrassant le Divin et le créé; on peut savoir que la Puissance Divine découle de l'Unité en vertu de la Béatitude-Miséricorde qui en est comme le lieu de révélation, et que la racine de la connaissance [distinctive] est l'Unicité, et cela également en vertu de la Béatitude-Miséricordieuse.
Et derrière tout cela il y a des allusions subtiles. Médite donc ces choses depuis le commencement du chapitre, jette l'écorce et prends le noyau, Dieu accorde le succès à la rectitude.

Sache que ar-rahmân (le Clément ) et ar-rahîm (le Miséricordieux) sont deux Noms dérivés de ar-rahmah (la Miséricorde), mais la signification de ar-rahmân est plus générale et celle de ar-rahîm plus exclusive et [en un certain sens] plus parfaite : ar-rahmân est plus général parce qu'il manifeste sa rahmah (miséricorde) dans toutes les existences, et ar-rahîm est plus exclusif parce que sa rahmah s'adresse aux élus seulement. La miséricorde de ar-rahmân est mélangée de châtiment comme une médecine rebutante et malodorante qui, bien qu'elle soit une rahmah pour le malade, contient quelque chose qui est contraire à sa constitution, tandis que la rahmah de ar-rahîm n'est troublée par aucun mélange, elle est pure béatitude et on ne la trouve que chez les gens de la béatitude parfaite. Quant à la miséricorde dont Dieu régala Ses propres Qualités et Noms en manifestant leurs activités et leurs effets, elle vient de la miséricorde régie par le Nom ar-rahîm, en sorte que ar-rahîm est contenu en ar-rahmân comme l'essence individuelle dans la constitution physique de l'être humain : l'un des deux est plus noble, plus exclusif et plus élevé, pourtant l'autre synthétise le tout. C'est pourquoi on dit que ar-rahîm ne manifeste sa pleine miséricorde que dans l'au-delà, parce qu'elle est trop vaste pour ce monde inférieur, et parce que toute béatitude de ce monde est nécessairement troublée par un mélange, en sorte qu'elle se rattache aux révélations de la Béatitude-Miséricorde (ar-rahmâniyah).

Source: De l'homme universel - 'Abd Al-Karîm Al-Jîlî