mardi 9 février 2016

LES TROIS MONDES - Cheikh Ahmad al-'Alawî

Avant de considérer quelques-unes des formules personnelles du cheikh Al-'Alawî sur la doctrine de l'unicité de l'Être, voyons ce qu'il cite du "cheikh de nos cheikhs", Mawlây Al-'Arabi ad-Darqâwî :
" Comme j'étais en état de souvenir, les yeux baissés, j'entendis une voix disant : Il est le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur. Je restai silencieux et la voix répéta cela une deuxième fois, puis une troisième fois; je dis alors "pour le premier je comprends, pour le dernier je comprends et pour l'intérieur je comprends, mais quant à l'extérieur, je ne vois rien que des choses créées." Et la voix reprit : " S'il y avait quelque extérieur autre que Lui-même, je te l'aurais dit". A cet instant, je réalisai toute la hiérarchie de l'Être absolu".

Le Guide des éléments de la connaissance religieuse de Ibn 'Ashir, dont Al-Minah al Qud-dûsiyyah du cheikh est un commentaire, formule comme suit ce qui doit nécessairement être attribué à Dieu : " Être, non-commencement, non-fin, indépendance absolue, incomparabilité, unité d'essence, de qualité et d'activité, puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe,parole,vue."

Le cheikh commente ainsi : " Il explique ici ce qui appartient à Dieu. Vois donc, ô serviteur, ce qui t'appartient, car, si tu te qualifiais de quelqu'une de ces qualités, tu serais en conflit avec ton Seigneur.

" A Dieu appartient la prérogative de l'Être, et l'Être est le véritable soi de Celui qui est. C'est l'Être absolu qu'on ne peut limiter, ni mesurer, ni mettre de  côté. Il ne peut exister un autre être à côté de cet Être, en vertu de Son infinité, de Sa force, de Sa manifestation et de l'immensité de Sa lumière.
Tu devrais savoir que cet Être ne tolère pas de négation dans l'oeil intérieur des gnostiques, pas plus que les objets sensibles ne tolèrent de négation dans la vision de ceux qui sont voilés (par l'ignorance). Et même, l'évidence de la vérité spirituelle pour l'intellect est plus forte et plus directe que l'évidence de l'objet sensible pour les sens. Ainsi, la manifestation de l'Être absolu s'impose à la perception du soufi de telle sorte qu'il est complètement submergé dans sa réalisation de l'infini. S'il parcourt le vaste sans-commencement, il ne découvre aucun point de départ et s'il se tourne alors vers le sans-fin, il ne trouve ni limite ni but. Il plonge dans les profondeurs du mystère le plus secret et ne découvre pas d'issue, puis il s'élève à travers la hiérarchie de la manifestation extérieure et ne trouve pas d'évasion, de sorte que, dans sa perplexité il implore un refuge. Alors, les vérités des noms et des qualités s'adressent à lui, disant : " Cherches-tu à limiter l'Essence ? Voudrais-tu lui attribuer des dimensions ? Tu es dans une station qui comporte la connaissance des secrets des noms et des qualités. Qu'as-tu à faire avec les choses créées ?" Là-dessus, il s'abandonne à l'Être et réalise qu'il n'y a, en dehors de Lui, ni néant ni être."




En ce qui concerne l'incomparabilité Divine, il fait le commentaire suivant :

" Une autre qualité nécessaire est la dissemblance  de Dieu à l'égard de ce qui est contingent, mais cette qualification n'est pas un support pour les gnostiques puisqu'il n'entre point de comparaison dans leur pensée... Pour eux, celui qui voit est inclus dans ce qui est vu. Il n'y a rien qui ait l'être en dehors de Dieu pour pouvoir Lui être comparé. Pourtant cette qualification d'incomparabilité est utile à ceux qui sont voilés - bien plus, elle est l'arche même de leur salut.

" La vérité transcende toutes les qualités des choses contingentes et, si, de Sa qualité de transcendance, l'enveloppe extérieure est retirée pour les gnostiques, ils sont frappés d'étonnement car ils découvrent que la vérité transcende la transcendance. Ils désirent alors d'écrire ces mystères merveilleux, mais la profusion des lettres sur leur langue leur fait obstacle; il se peut donc que surgisse une formule ressemblant à une comparaison et risquant d'offenser l’oreille de ceux qui sont voilés, bien que cette expression soit, en réalité, une affirmation extrême de la transcendance.

" Nul n'est à l'abri du piège qui consiste à qualifier la vérité et à faire des comparaisons à son sujet, sauf celui qui devient le compagnon des gnostiques et foule le sentier de ceux qui réalisent l'unité...

" Comment serait-il à l'abri de limiter la vérité, celui qui la conçoit comme éloignée ? Et comment franchirait-il les frontières de l'ignorance si l'univers créé existe encore à ses yeux ?...

" Il ne sert à rien d'affirmer Sa transcendance par la langue en affirmant dans le coeur Sa ressemblance avec d'autres choses. Si tu es voilé, en paraissant affirmer Sa transcendance tu affirmes en fait Sa ressemblance avec autre que Lui par ton incapacité de concevoir la vérité de Sa transcendance, tandis que si tu Le connais, en paraissant Le comparer à d'autres, tu affirmes en fait Sa transcendance par l'effacement total de ton être en Son Être. En un mot, l'affirmation de Sa ressemblance par les Gens transcende l'affirmation de Sa transcendance par la généralité.

" Une autre vérité que l'on doit croire au sujet de Dieu est Son unité en Essence, Qualités et Activités car il n'est pas composé de parties ni multiple.

" L'unité de la vérité ne permet pas que rien lui soit ajouté, car, en vérité, celle-ci n'admet pas de diminution : " Dieu était, et rien n'était avec Lui". " Il est maintenant tel qu'Il était"; les Qualités n'existent pas par elles-mêmes de sorte qu'elles soient indépendantes dans leur être ou qu'elles soient distinctes de ce qu'elles décrivent, et qui est l'Essence.

" Quant à l'unité dans les Activités, cela signifie qu'il ne peut y avoir d'acte, si ce n'est l'Acte de Dieu.

" Les Gens peuvent être divisés en trois groupes. Le premier est le groupe de ceux qui voient qu'il n'y a pas d'agent si ce n'est Dieu, réalisant ainsi l'unité dans les Activités par voie de perception intellectuelle directe et non simplement par voie de croyance, car ils voient l'unique agent à travers la multiplicité des actes. Le deuxième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité dans les Qualités, c'est-à-dire que nul n'a ouïe, vue, vie, parole, puissance, volonté, connaissance si ce n'est Dieu. Le troisième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité de l'Essence et qui sont voilés à l’égard de tout autre chose parce que l'infinité de l'essence leur a été dévoilée; de sorte qu'il ne reste plus de place pour l'apparence d'aucune chose créée. Ils disent : " En vérité, il n'y a rien si ce n'est Dieu ", car ils ont tout perdu sauf Lui. Ceux-ci sont les Gens de l'essence et les gnostiques unifiants, et tous les autres sont voilés et inattentifs : ils n'ont pas goûté la saveur de l'identité ni senti le parfum de la solitude, mais ils ont seulement entendu parler de cette doctrine et ils croient y adhérer parce qu'elle est venue à leurs oreilles. En fait, ils sont loin de la vérité et séparés d'elle.




" Quant à ses Qualités de puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, parole, vue, elles sont comme un voile sur l'Essence car la force surabondante de Sa manifestation extérieure dresse des écrans. Ainsi, la puissance est le voile du Puissant, la volonté, le voile de Celui qui veut, la connaissance, le voile du Connaissant, la vie, le voile du Vivant, l'ouïe, le voile de Celui qui entend, la vue, le voile de Celui qui voit et la parole, le voile de Celui qui parle.

" De même, les Qualités sont voilées à la vue : ainsi la puissance est voilée par les manifestations extérieures de puissance, la volonté par les diverses impulsions, la parole par la différenciation des lettres et des voix, la vie par son inséparabilité de l'essence, l'ouïe et la vue par la puissance de leurs manifestations dans les créatures et la connaissance par son extrême capacité d'embrasser toutes les choses connues.

" Ces Qualités sont de trois sortes et chaque groupe a son monde qui lui est propre. L'ouïe, la vue, la parole sont les qualités du Monde des sens humains, la puissance, la volonté, la connaissance sont celles du Monde de la souveraineté ('âlam al-Malakût), tandis que la vie est celle du Monde de la domination et aucune d'elles n'est séparées de l'Essence, en vertu de sa capacité de tout embrasser et de sa transcendance à toute localisation.

" Mais lorsque les Gens de Dieu parlent des Qualités comme dépendantes des choses crées, ils veulent dire qu'elles dépendent d'elles-mêmes sous leur rapport de manifestation extérieure, puisque l'existence est tissée des qualités tout comme une natte est tissée de joncs. Ainsi, les Qualités, loin d'être formées de créatures, sont elles-mêmes le véritable tissus de toutes les choses existantes. A vrai dire, si tu examines tout ce qui est, tu ne trouveras rien qui soit ajouté à l'unité du Divin - unité en Essence, Qualités et Activités.

" L'acte ne fait qu'un avec l'agent avant et après sa venue à l'existence : ce n'est pas de lui-même qu'il apparaît mais seulement si Celui-ci le manifeste et Se manifeste en lui, car les choses ne sont rien en elles-mêmes.

" En énumérant ainsi les prérogatives nécessaires de Dieu, il ne prétend pas les limiter car les qualités de la vérité sont sans limites et ne peuvent être circonscrites; il cherche seulement à rendre son exposé plus accessible à l'entendement humain."

Dans son enseignement oral, le cheikh avait l'habitude de paraphraser comme suit les formules du cheikh Al-Bûzîdî sur ces vérités : " L'infini ou le monde de l'absolu que nous concevons comme étant en dehors de nous est, au contraire, universel et existe au-dedans de nous aussi bien qu'au dehors.
Il n'y a qu'un monde, c'est Lui. Ce que nous regardons comme le monde sensible, le monde fini du temps et de l'espace, n'est rien qu'un conglomérat de voiles qui cachent le monde réel. Ces voiles sont nos propres sens : nos yeux sont les voiles de la véritable vue, nos oreilles les voiles de la véritable ouïe et il en est de même sens.
Pour que nous prenions conscience de l'existence du monde réel, il faut écarter les voiles des sens... Que reste-il alors de l'homme ? Il reste une faible lueur qui lui apparaît comme la lucidité de sa conscience... Il y a parfaite continuité entre cette lueur et la grande lumière du monde infini et, lorsque cette continuité a été saisie, notre conscience peut (au moyen de la prière) prendre son essor, se déployer pour ainsi dire dans l'infini et ne plus faire qu'un avec Lui, de sorte que l'homme parvient à réaliser que l'infini seul est, et que lui, la conscience humaine, existe seulement comme un voile. Une fois que cet état a été réalisé, toutes les lumières de la vie infinie peuvent pénétrer l'âme du soufi et le faire participer à la vie Divine, au point qu'il ait quelque droit de s'écrier : " Je suis Allâh." L'invocation du nom Allâh est comme un intermédiaire qui va et vient entre les lueurs de la conscience et les splendeurs éblouissantes de l'infini, affirmant la continuité entre elles, les entrelaçant dans une relation de plus en plus intime jusqu'à ce qu'elles soient "fondues dans l'identité".




Le cheikh fait quelques commentaires détaillés sur les opposés des Qualités Divines qui sont énumérés par Ibn 'Ashir comme étant impossibles en ce qui concerne Dieu. Nous ferons des citations de ce qu'il dit au sujet du néant, de l'extinction, de la mort, de la surdité, du mutisme et de la cécité :

" Il parle ici de ce qui est impossible en ce qui concerne Dieu et inévitable pour le serviteur et, par "serviteur", les Gens entendent le monde, de son zénith sous le trône, à son nadir aux confins inférieurs de la création; c'est à dire, tout ce qui est entré dans l'existence au mot : "Sois", tout ce qui est "autre". Prends donc conscience, mon frère, de tes propres attributs et regarde avec l'oeil du coeur le commencement de ton existence lorsqu'elle a surgi du néant, car lorsque tu auras vraiment pris conscience de tes attributs, Il t'enrichira des Siens.

" L'un de tes attributs est le pur néant qui t'appartient ainsi qu'au monde dans sa totalité. Si tu reconnais ton néant, Il t'enrichira de Son Être...
" L'extinction aussi est un de tes attributs. Tu es déjà éteint, mon frère, avant de subir l'extinction et tu n'es rien, avant même d'être annihilé. Tu es une illusion dans une illusion et un néant dans un néant. Quand as-tu eu l'existence pour que tu puisses être éteint ? Tu es comme un mirage dans le désert que l'homme altéré prend pour de l'eau jusqu'à ce qu'il y arrive et découvre qu'il n'est rien; mais à sa place il trouve Dieu (Coran XXIV, 39). De même, si tu venais à t'examiner toi-même, tu trouverais que ce "toi" n'est rien et tu y trouverais Dieu; c'est-à-dire que tu trouverais Dieu, au lieu de te trouver toi-même, et il ne resterait rien de toi qu'un nom sans forme. L'Être en lui-même appartient à Dieu, non à toi : si tu parvenais à réaliser la vérité du sujet et à comprendre ce qui est Dieu, en te dépouillant de tout ce qui n'est pas à toi, tu découvrirais que tu es comme le bulbe d'un oignon. Si tu le pèles, tu enlèves peau, puis la deuxième, la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'oignon.
Ainsi est le serviteur à l'égard de l'Être de la vérité.

" On dit que Râbi'ah al-Adawiyyah rencontra un gnostique et l'interrogea sur son état; il répondit : " J'ai marché dans la voie de l'obéissance et n'ai point péché depuis que Dieu m'a créé", sur quoi elle s'écria : " Hélas, mon fils, ton existence est un péché auquel nul autre ne peut être comparé."

" Marche donc, mon frère, dans la voie de ceux qui réalisent l'unité et affirment que l'Être n'appartient pas à d'autres qu'à Dieu, car, si quelqu'un parmi les Gens s'attribue l'Être à soi-même, il est coupable d'idolâtrie. Pourtant, la généralité ne peut éviter d'affirmer l'existence d'autres que Dieu, bien que, ce faisant, elle affirme tous les maux.

" La vie n'est pas un de tes attributs, car tu es mort sous l'apparence de la vie, comme un possédé qui prétend être quelqu'un qu'il n'est pas. Mais si tu étais amené devant ton Seigneur, ton corps gisant comme celui d'Adam, ton père, Il t'insufflerait de Son esprit et te créerait à Son image; alors, ayant réalisé ton état de mort, tu pourrais dire sans erreur : 
" Je suis vivant", tandis qu'auparavant, en t'attribuant la vie et en t'accordant une existence indépendante tu étais en conflit avec ton Seigneur.

" Un autre attribut du serviteur est la surdité. Tu es sourd, en ce moment, ô serviteur, et l'ouïe n'est pas dans ta nature.
Dieu est Celui qui entend et c'est parce que tu attribues à toi-même cette faculté que tu es sourd. Bien que tu aies des oreilles, tu n'entends pas. Si tu pouvais entendre, tu entendrais la parole de Dieu à chaque instant et en toute circonstance, car Il n'a jamais cessé de parler. Or qu'entends-tu de cette parole et que comprends-tu de ce discours ? Tu es sourd et encore au creux du néant. Mais si tu venais à l'Être, tu entendrais alors la parole de l'Universellement Adoré et si tu pouvais l' entendre, tu y répondrais. Pourtant, comment pourrais-tu répondre puisque le mutisme est une de tes qualités ? Comment viendrais-tu prétendre à la parole qui est un des attributs de ton Seigneur ? Si tu étais vraiment capable de parler, tu pourrais servir de maître, mais aux pieds d'un muet, nul ne vient s'asseoir. Si tu prenais conscience de ton mutisme, Il t'enrichirait de Sa parole, tu arriverais à parler avec la parole de Dieu et tu t'entretiendrais avec Lui, de telle sorte que ton ouïe serait l'ouïe de Dieu et que ce que tu entendrais viendrait entièrement de Dieu.

" La cécité, ô serviteur, est un autre attribut de tes attributs.  Si tu étais capable de voir, tu apercevrais Son nom, l' "Extérieur", mais maintenant tu ne vois que des apparences. Où est ta vision de la manifestation de la vérité, quand les choses autres que Lui sont plus évidentes à ta vue ? Loin de Lui qu'il puisse y avoir quelque voile sur Sa manifestation ! C'est seulement que la cécité, ton attribut, t'a vaincu et tu es devenu aveugle bien que tu aies des yeux; uniquement pour t'être attribué la vue. Mais si tu prends conscience de ta cécité et si tu cherches à t'approcher de Lui par des actions telles que Son bon plaisir les agrée de toi, alors, Il sera ton ouïe et ta vue et quand Il sera ton ouïe et ta vue, tu n'entendras que Lui et ne verras que Lui, car tu le verras avec Sa vue et tu l'entendras avec Son ouïe.

" Considère bien ton attribut de cécité et médite sur la sagesse qui consiste à l'attribuer à toi-même; alors apparaîtront sur toi les rayons de la vision. Puis, tu entendras ce que tu n'entendais pas et tu verras ce que tu ne voyais pas, mais cela n'est possible que par la connaissance de toi-même et la méditation sur le néant qui est tien de plein droit.

" C'est Dieu qui a manifesté les choses par Sa propre manifestation en elles, comme l'a dit précisément une gnostique :

C'est Toi que Tu manifestas dans les choses, quand Tu les créas.
Et voici qu'en elles, les voiles sont levés de Ta face.
L'homme, par celle que Tu retranchas de Ton propre soi,
N'est pas uni à Toi ni séparé de Toi."

à suivre...

Source: Un Saint Soufi du XXème siècle - Le cheikh Ahmad al-'Alawî

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