samedi 20 février 2016

LES TROIS MONDES (partie 2) - Cheikh Ahmad al-'Alawî

Ibn 'Ashir formule comme suit "les preuves" de l'éternité de Dieu : " Si l’Éternité
n'était pas nécessairement Son attribut, Il devrait obligatoirement être éphémère, soumis aux changements et aux vicissitudes. Si l'extinction était possible, l’Éternité serait bannie."

Et le cheikh commente : " A chaque démonstration, il dit : " Si telle ou telle chose n'était pas le cas, alors ce serait telle et telle autre", selon la manière des logiciens et cela convient aux jeunes qui commencent à apprendre la doctrine de l'islam, mais les gnostiques, qui sont fermement établis dans la station de la vision face à face, ne perdent pas leur temps à de tels enseignements; ils auraient honte devant Dieu de s'exprimer en ces termes, même sans imaginer l'existence de phases et vicissitudes dans la Divinité - en fait, cela est impossible pour le cerveau des gnostiques et ne trouverait place où se faire admettre en leur intelligence. La certitude à laquelle ils sont parvenus est telle qu'ils n'utilisent ni preuve logique ni démonstration, même méthode d'enseignement, d'autant qu'ils sont revêtus du manteau de la proximité dans la présence de la contemplation directe.

" Ils conçoivent la preuve en un autre sens cependant; par exemple, de la façon suivante, si l'extinction qui est pur néant était possible, l'Être pur, attribut intime de l'éternité serait banni. Ainsi, l'éternité serait-elle retranchée de Ce qui est éternel, puisque nous avions parlé de néant en Sa présence; tandis que, non seulement l'être relatif mais aussi le néant s'évanouissent en cette noble présence. Dieu était, et il n'y avait ni néant ni être à côté de Son Être.

" Quant au pur néant, si tu pouvais l'examiner après l'avoir conçu, tu y découvrirais une vérité de Ses vérités, puisque aucune vérité n'est dépourvue de la vérité de l'Essence. Précisément, l'Essence est nommée la Vérité des vérités. Ainsi, toute impossibilité a une vérité Divine sous-jacente que les hommes ne conçoivent généralement pas et cette vérité doit être entendue selon Sa parole : De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Les choses se trouvent cachées dans leurs opposés et, sans l'existence des opposés, Celui qui oppose ne serait pas manifesté.

" Nul ne comprend ce que je viens de dire sauf celui qui a réalisé la vérité de l'unité de l'Essence et tout ce qu'implique cette vérité. Celui qui est voilé risque de prendre l'unité comme signifiant que Dieu est Un, en ce que Son essence n'est pas composée ou en ce qu'il n'y a pas d'essence comparable à elle. Il ne perçoit pas que l'unité refuse d'admettre que la moindre chose lui soit coexistante.

" Ne compte pas ce monde comme une  chose et ne crois pas qu'il ait quelque altérité à l'égard de la Divine Présence ou qu'il Lui soit étranger, car il n'est rien qu'une de Ses lumières. Dieu est la lumière des cieux et de la terre (Coran XXI, 35).

En commentaire de ce dernier verset, il fait suivre un autre passage du Coran : Ainsi Nous montrâmes à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu'il fût de ceux qui possèdent la certitude. Quand la nuit se fut étendue sur lui, il vit un astre et dit : " Voici mon Seigneur." Puis quand il disparut, il dit : " Je ne saurais aimer ceux qui disparaissent."
Quand il vit la lune se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur" et quand elle disparut, il dit : " Si mon Seigneur ne me pas, je serai forcement parmi le peuple des égarés." Et quand il vit le soleil se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur, c'est le plus grand !" Mais quand il disparut, il dit : " Ô mon peuple, en vérité je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. En vérité, j'ai tourné mon visage vers Celui qui créa les cieux et la terre" (Coran VI, 75-79).

" Abraham ne disait pas : Voici mon Seigneur dans le sens d'une comparaison, mais il parlait ainsi pour affirmer d'une manière absolue la transcendance de Dieu, quand lui fut révélée la Vérité de toutes les vérités, désignée dans le noble verset :
De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Il informa son peuple de cette vérité, afin que ce dernier puisse faire preuve de piété envers Dieu à propos de chaque chose. Tout cela se référait à ce qui lui avait été révélé sur la souveraineté des cieux et de la terre, de sorte qu'il découvrit la vérité du Créateur existant en toute chose créée.
Il voulut alors faire partager aux autres la connaissance à laquelle il était parvenu, mais il vit que leurs coeurs étaient détournés de la pure doctrine de l'unité pour laquelle Dieu l'avait choisi, il dit donc : Ô mon peuple, en vérité, je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. "

Quant aux mots : Je ne saurais aimer ce qui disparaît, le cheikh les explique ainsi, dans un autre passage :

" Bien que la Vérité se manifeste à Ses serviteurs sous certaines formes, encore est-elle jalouse pour ses autres formes de manifestation dans lesquelles ils l'oublient, car la forme limitée à laquelle ils s'attachent est bien souvent de la plus éphémère brièveté... Abraham ne voulait pas être fidèle à Dieu en quelques formes éphémères, sans Le reconnaître en toutes, c'est pourquoi il dit : Je ne saurais aimer les chose qui disparaissent, c'est à dire, je ne veux pas connaître Dieu en une chose plutôt qu'en une autre, de crainte qu'à la disparition de cette chose, je ne L'oublie. Bien plus, j'ai tourné mon visage et, de quelque côté que  je le tourne, il y a la beauté de Dieu.




" Abraham avait une certaine préférence pour l'un de ses fils et Dieu l'éprouva en cela, lui donnant l'ordre de le sacrifier; Abraham montra son obéissance, prouvant ainsi sa sincérité."

Il dit ailleurs : " C'est Sa volonté que tu Le connaisses en ce qu'Il veut, non en ce que tu veux; va donc comme Il va et ne cherche pas à montrer le chemin. Si tu Le connaissais dans l'Essence, tu ne Le nierais pas dans les manifestations de celle-ci. Sa volonté est que tu Le connaisses vraiment et non pas seulement par ouï-dire.

" L'extérieur n'est voilé par rien d'autre que par la puissance des manifestations, sois donc présent à Lui et non voilé de Lui par ce qui n'a pas d'être en dehors de Lui. Ne t'arrête pas à l'illusion des formes et n'accorde pas d'attention à l'apparence extérieure des réceptacles.

" Ne Le connais pas seulement dans Sa beauté, niant ce qui te vient de Sa majesté, mais acquiers une profonde science en tous les états et considère-Le comme il convient dans les opposés. Ne Le connais pas seulement dans l'expansion, Le niant dans la contraction, et ne Le connais pas seulement quand Il accorde, Le niant quand Il retient, car une telle connaissance n'est que de surface. Ce n'est pas une connaissance née de la réalisation."

Il illustre plus loin ces remarques, au sujet du symbolisme du pèlerinage. Après avoir mentionné que la "circumambulation" autour de la Ka'bah exprime l'état de submersion dans la présence de l'unité, il dit que çafa et marwah, les deux rochers à l'extérieur de la Sainte Mosquée, représentent respectivement la beauté et la majesté.

" Les allées et venues des gnostiques entre ces deux stations sont comme le balancement de l'enfant dans le berceau. C'est la main de la Divine sollicitude qui les fait mouvoir de-ci, de-là et les protège dans les deux états, de telle sorte qu'ils n'en subissent point d'épreuve puisqu'ils ont déjà, en vertu de leur "circumambulation", été submergés dans la présence de l'unité et sont devenus comme une parcelle de celle-ci. Ainsi, ni la majesté ni la beauté ne les affectent intérieurement, car ils sont déjà à l'intérieur de l'une et de l'autre, alors que, pour tout autre qu'eux, chacune d'elles est une épreuve. Nous vous éprouvons par le mal et par le bien (Coran XXI, 35). Pour le gnostique, la majesté Divine n'est rien d'autre que la beauté Divine, et c'est ainsi qu'il se réjouit en l'une et l'autre à la fois. Notre cheikh, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, disait souvent dans ses moments de souffrance : " Ma majesté ne fait qu'un avec ma beauté" et on pouvait alors  le voir encore plus rayonnant de bonheur et plus surabondant en sagesse que lorsqu'il était dans une phase de beauté. Un jour, il fut pris d'une telle crise que l'une de ses jambes et l'un de ses bras furent paralysés, et quand nous arrivâmes auprès de lui, tout attristés, les premières paroles qu'il nous dit furent les suivantes : " Depuis que je suis entré dans la voie, je n'ai pas trouvé d'expression plus éloquente de la Vérité que celle-ci : je m'endormis pendant une partie de cette nuit bénie et, en m'éveillant, je touchai mon bras paralysé avec la main de celui que je peux mouvoir; je crus que c'était autre chose que moi-même car mon bras sans vie ne sentait pas mon contact. Je le pris donc pour un corps étranger et j'appelai les gens de la maison pour m'allumer, disant :" Il y'a ici un serpent auprès de moi. Je le tiens". Et quand ils allumèrent la lampe, je trouvai la main de l'un de mas bras serrant l'autre et point de serpent auprès de moi ni, en vérité, rien d'autre que moi-même, aussi je m'écriai : " Gloire à Dieu ! Ceci est un exemple de l'illusion qui advient au chercheur avant qu'il ait atteint la gnose." Vois donc, mon frère, la condition des Gens et comme ils se réjouissent en la majesté de Dieu parce qu'ils sont avec Lui à tout moment et non avec les manifestations de majesté ou de beauté, regardant déploiement et contradiction comme ils regardent la nuit et le jour (Nous avons fait de la nuit un voile et Nous avons fait le jour pour la vie) (Coran LXXVIII, 10-11), deux phases nécessaires à la forme corporelle, la contradiction étant l'attribut de la chair, le déploiement celui de l'esprit.


Dieu est Celui qui contracte et qui déploie (Coran II, 245). Mais, du fait que le gnostique est avec Celui qui contracte et non dans la contraction elle-même, et avec Celui qui déploie, non dans le déploiement lui-même, il est plutôt actif que passif et comme si rien ne lui est arrivé. Sois donc avec Dieu, ô toi qui cherches, et tout sera avec toi, soumis à tes ordres. Cela même qui serait pour d'autres le feu de l'enfer deviendra pour toi un paradis, puisque la main de miséricorde, de grâce et sollicitude te berce de-ci, de-là, prenant soin que tu ne connaisse point de souffrance et que tu ne manques de rien.
Laisse la station te chercher : ne la cherche point, toi, puisqu'elle fut créée pour toi, non toi pour elle. Sois tourné vers Dieu, accueillant avec satisfaction tout ce qui te vient de Lui. Ne te préoccupe de rien, mais laisse toute chose s'occuper de toi; pour ta part, occupe-toi de proclamer l'infini en disant il n'y a de dieu si ce n'est Dieu, complètement libéré ainsi de toutes choses, jusqu'à ce que tu parviennes à être le même en l'un ou en l'autre état et que tu sois à çafâ comme tu es à marwah, que la Perfection (kamâl) qui est béatitude à la fois dans la majesté et la beauté, soit ton attribut."

Dans un autre passage, après avoir cité les vers suivants d'Al-Harrâq :

La somme des recherches est dans Ta beauté.
Tout le reste, pour nous, ne vaut pas un regard.
Et même en regardant, nous ne voyons rien
A côté de Ton merveilleux visage.

il en fait le commentaire : " Le gnostique n'a pas atteint la gnose s'il ne reconnaît Dieu dans toute situation et dans toutes les directions vers lesquelles il se tourne. Le gnostique ne connaît qu'une seule orientation, c'est la Vérité elle-même. De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face Dieu, c'est à dire de quelque côté que vous tourniez vos sens vers les choses sensibles, ou votre intelligence vers les choses intelligibles, ou votre imagination vers des choses imaginables, là est la face de Dieu. Ainsi, en tout ain* (où) il y'a ain et tout est lâ ilâha illa' Llâh (il n'y a de dieu si ce n'est Dieu). 

" En lâ ilâha illa' Llâh, tout est compris, c'est à dire, l'Être universel et l'être individuel, ou l'Être et ce qui est métaphysiquement dit existant, ou l'Être de la vérité et l'être créé. L'être créé se place sous lâ ilâha, ce qui signifie que tout, sauf Dieu, est néant (bâtil), c'est à dire nié sans la moindre possibilité d'affirmation, et l'Être de la vérité se place sous illa'Llâh. Ainsi, tout les maux se placent sous la première partie et tout ce qui peut être loué se place sous la deuxième.

" Tout être est compris dans l'affirmation de l'unité (lâ ilâha illa'Llâh), et tu dois l'inclure aussi en nommant le plus noble des serviteurs (en disant Muhammad un rasûlu'Llâh, Mohammed est l'apôtre de Dieu).

" Cette seconde attestation inclut les trois mondes :
Muhammad désigne le Monde du royaume, c'est à dire le monde sensible, et la référence à sa mission d'apôtre est une référence au Monde de la souveraineté, le monde intérieur des secrets des conceptions abstraites, c'est l'intermédiaire entre l'éphémère et l’Éternel; le nom Divin désigne le Monde de la domination, la mer où les sens et les concepts prennent également naissance.

" Rasûl (apôtre, envoyé) est vraiment le médiateur entre l'éphémère et l’Éternel, puisque sans lui l'existence serait réduite à rien, car, si l'éphémère rencontrait l’Éternel, l'éphémère s'évanouirait et il ne resterait que l’Éternel.

" Quand l'apôtre fut placé dans sa relation exacte entre les deux, le monde alors fut ordonné, car l'apôtre est extérieurement un morceau d'argile et intérieurement, il est le calife du Seigneur des mondes.

" En résumé, le sens de l'affirmation de l'unité n'est pas complet et son bienfait n'a pas toute sa portée, sans l'affirmation de l'unité en Essence, Qualités et Activités. Cette affirmation doit être entendue de la formule Muhammadun Rasûlu'Llâh.

" Quand un des  gnostiques dit lâ ilâha illa'Llâh, il ne voit, en réalité et non pas seulement par métaphore, rien qu'Allâh.
Ne te satisfais donc pas, mon frère, de la seule énonciation de cette noble sentence, car alors seule ta langue et rien d'autre en tirerait profit, ce qui n'est pas le but recherché. L'essentiel est de connaître Dieu tel qu'Il est. " Dieu était, et rien n'était avec Lui. Il est maintenant tel qu'Il était." Sache-le :
tu te reposeras des fardeaux de la négation et il ne restera rien pour toi que l'affirmation, de telle sorte qu'en parlant, tu diras : Allâh, Allâh. Tandis que maintenant, ton coeur est alourdi et ta vision est  faible. Depuis que tu fus créé, tu as toujours dis lâ ilâha..., mais quand cette négation prendra t-elle effet ? En fait, elle ne prendra pas effet, car ce n'est qu'une négation de la langue. Si tu niais avec ton intellect, c'est à dire avec ton coeur et ton plus intime secret, alors le monde entier serait banni de ta vue et tu trouverais Dieu au lieu de toi, sans parler de tes semblables. Les Gens ont nié l'existence d'autre que Dieu, ils ont trouvé le repos et sont entrés dans Sa forteresse, pour ne jamais la quitter, tandis que tes négations ne connaissent pas de fin...

" Ce qui est autre que Dieu ne s'évanouira pas pour un simple "non" sur ta langue, ni même par l'oeil de la foi et de la certitude, mais seulement quand tu parviendras à la station du témoignage direct et de la vision face à face; en vérité ton Seigneur est l'ultime fin (Coran LIII, 42), à laquelle tout aboutit. Alors tu n'auras pas besoin de négation, pas plus que d'affirmation, car Celui dont l'Être est nécessaire est déjà affirmé avant que L'affirmes et ce dont l'être est impossible est déjà néant avant que tu le nies. N'iras-tu pas auprès d'un médecin qui t'enseigne l'art de l'effacement, afin que tu puisses, une fois pour toutes, effacer tout sauf Dieu; d'un médecin qui te conduise en l'état de sobriété où tu ne trouveras rien que Dieu ? Alors tu vivras en Dieu et tu demeureras dans le séjour de vérité, à la cour d'un roi tout-puissant (Coran LIV, 55); tout cela, en vertu de ton souvenir et de ta gnose de ce qu'il n'y a pas de dieu si ce n'est Dieu. Maintenant tu ne connais encore que la seule formule et ta seule connaissance la plus étendue consiste à dire : " Rien n'a droit à l'adoration sauf Dieu. " C'est là la connaissance de la généralité, mais en quoi est-elle comparable à la connaissance des Gens ? Plût à Dieu que tu eusses connu la connaissance des élus avant de connaître ce que tu connais maintenant, car c'est précisément ta connaissance présente qui te prive de l'autre. Ne veux-tu pas tout nier, entre les mains d'un cheikh ayant une éminente expérience en la Vérité, jusqu'à ce que, pour toi, il ne subsiste plus rien que Dieu, non seulement par la foi et la certitude mais par le témoignage direct ? L'ouï-dire n'est pas même chose que la vision face à face."






*Ce mot extrêmement synthétique signifie : œil, fontaine, soi, origine, et, comme ici, en une synthèse suprême, l'Essence Divine.

Source : Un Saint Soufi du XXème siècle (Le cheikh Ahmad al-'Alawî)

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